Episode 2

Il avait de longs cheveux gris et des yeux bleus qui semblaient raconter une histoire différente à chaque regard. L’un d’entre eux, le gauche, était marqué d’une longue cicatrice rose datant de plusieurs années, ou peut-être même décennies, et qui ne disparaîtrait probablement jamais complètement. Tout son visage avait cet air singulier et étrange, menaçant et jovial, comme s’il avait pu hurler de joie et de rage à la fois, ou vous faire rire juste une seconde avant de vous tuer. C’était presque aussi difficile à décrire qu’à contempler. C’était un visage intriguant. J’ai souvent entendu dire qu’avec plusieurs milliards d’humains sur notre planète, chacun devait avoir un jumeau, quelque part. Une réplique exacte, à l’autre bout du monde. Je m’étais même déjà demandé quelle réaction j’aurais si je croisais un jour une autre version de moi, peut-être une Dahlgaard, ou une Malthuranne. Mais j’étais certaine d’une chose : cet homme était unique en son genre. Si j’avais pu rencontrer une par une chaque personne dans le monde, je sais que je n’en aurais trouvé aucune ressemblant simplement à cet homme.
Il me sourit -- pas le genre de sourire troublant dont j’ai déjà parlé, un vrai sourire, honnête, chaleureux. J’étais comme hypnotisée. Il me dit quelque chose, mais je n’entendis rien malgré le silence. Je lui demandai son nom, mais aucun son ne sortit de ma bouche. Quelque chose loin devant lui attira son regard et je tournai la tête pour voir de quoi il s’agissait. Mais il n’y avait rien derrière moi -- ou nulle part ailleurs, à mon grand étonnement. Autour de moi, tout n’était que noir et vide. Au fur et à mesure que je prenais conscience de mon environnement, celui-ci se dissipait lentement. Je me tournai à nouveau, mais l’homme avait déjà disparu.
Je ne savais toujours pas son nom.
La lumière du jour me réveilla en douceur, et il me fallut quelques instants pour comprendre où j’étais ou simplement me souvenir pourquoi ce lit n’était pas le mien. Incapable de savoir combien de temps j’avais été évanouie, j’espérais que ce soleil était le même que celui sous lequel j’avais perdu connaissance. Je me levai lentement, parcourant la pièce des yeux. C’était un mélange parfait de luxe et d’ordure. Le lit était somptueux et confortable, avec des draps si doux que j’aurais pu rester couchée des heures, le parquet noir de saleté et parsemé de clous rouillés à moitié enfoncés. De fins rideaux de soie cachaient trois fenêtres crasseuses dont plusieurs carreaux étaient cassés. Les murs, qui semblaient avoir bénéficié de la même attention que le plancher, étaient décorés à la fois de magnifiques toiles en tous genres, certaines représentant des paysages exotiques, d’autres des coupes de fruits, et de posters de femmes à moitié nues hâtivement arrachés à l’intérieur de magazines masculins des années 960.
Je fis quelques pas dans la pièce et m’approchai de la fenêtre. Je devinai que j‘étais toujours dans le désert lorsque l’air chaud me balaya le visage, et la vue qui s’offrit à moi confirma cette théorie : les toits de planches et de taule s’étendaient à perte de vue, de chaque côté d’une large route sableuse qu’arpentaient des dizaines de personnes, certaines à pieds, d’autres à dos de cheval, ou même installées dans des calèches ou de vieilles carcasses de voitures tirées par des boeufs.
Je fis demi-tour et remarquai pour la première fois le tableau accroché derrière le lit. De loin le plus grand de tous, dans un cadre doré comme je n’en avais jamais vu hors d’un musée, c’était le portrait d’un homme d’une trentaine d’années, dont le peintre avait manifestement voulu immortaliser toute la splendeur, digne d’un Empereur : la tête haute, la peau brune scintillante, il fixait droit devant lui d’un regard aquilin que soulignait un sourire étincelant. Les cheveux coupés court et avec presque autant de soin que sa large moustache, cet homme était un emblème d’assurance et de vanité.
Si le nom de l’artiste avait été masqué par le large cadre orné de pierres précieuses, celui du modèle était bien visible, en grandes lettres d’or, sous le tableau : Husker Dimzad, le Premier.
Plus j’en apprenais au sujet de mon hôte pour le moins atypique, plus j’avais hâte de savoir pourquoi je m’étais réveillée dans son lit, heureusement seule et habillée.
Je trouvai une salle de bain aussi fastueuse et crasseuse que la chambre et me passai un peu d’eau sur le visage, faisant de mon mieux pour ignorer la couleur qu’elle avait et celle qu’elle aurait dû avoir, puis m’aventurai à l’extérieur.
Les murs devaient être bien plus épais qu’ils en avaient l’air, car à la seconde où j’ouvris la porte un vacarme assourdissant m’indiqua que je n’étais pas seule dans le bâtiment. Même si le couloir dans lequel je me tenais était désert, plusieurs dizaines de personnes discutaient, hurlaient de rire et chantaient quelques mètres plus bas.
Je descendis lentement les escaliers, plus intriguée que vraiment méfiante, pour finalement découvrir la source de ce chahut.
Une taverne.
Pas un bar, ou un restaurant. Une véritable taverne, comme j’aurais cru n’en voir que dans un film. Bondée d’hommes, de femmes, et même à ma grande surprise d’Orcs, tous et toutes ivres morts, certains dansant sur leurs chaises, d’autres les utilisant pour cogner leurs compagnons de beuverie pour des raisons qu’ils avaient sûrement déjà oubliées, c’était une grande pièce sombre meublée de vieilles tables en bois poussiéreuses et d’un comptoir contre le mur du fond, couvrant toute la largeur de la salle. C’est vers celui-ci que je me dirigeai, après y avoir aperçu un visage vaguement familier.
C’était celui du dénommé Husker Dimzad, debout derrière le bar, essuyant un verre à l’aide d’un torchon qui ne faisait que le salir encore plus, s’efforçant manifestement de rester aussi fidèle qu’humainement possible à son portrait, bien que maintenant plus vieux d’au moins vingt ans.
Un homme et une femme étaient assis en face de lui, de l’autre côté du bar. L’homme devait avoir cinquante ans environ, avec une barbe et des cheveux grisonnants coupés court et soigneusement coiffés. Il affichait un air paisible et passif, et semblait plus intéressé par son verre de thé glacé que par la conversation de ses compagnons. La femme était à peine plus grande que moi, et probablement plus vieille de quelques années seulement. Elle était brune, avec elle aussi des cheveux très courts, et portait un débardeur blanc qui ne cachait qu’en partie les nombreux tatouages qui lui parcouraient le dos et le bras droit. Elle s’appuya contre le dossier de son siège et posa un pied sur le bar avant de tendre son verre vide à Husker, qui l’aurait rempli s’il ne m’avait pas aperçue à ce moment précis. Il me fit un grand signe de la main, m’invitant à aller les rejoindre.
HUSKER : La voilà !
Eclatant d’un rire qui semblait forcé mais ne l’était probablement pas, il contourna le comptoir et se précipita dans ma direction, me serrant dans ses bras sans me laisser le temps de réagir.
VISALA : Euh... Bon... Bonjour ?
Sans lever les yeux de son verre, son ami laissa échapper un bref éclat de rire.
LUI : Laisse-lui une seconde, Husker. Elle émerge tout juste.
Husker obéit et me fit signe de m’installer à côté des deux inconnus.
VISALA : Qu’est-ce que je fais ici, au juste ?
La femme se pencha au-dessus du bar et attrapa une bouteille de liqueur qu’elle attaqua au goulot, manifestement agacée d’attendre d’être servie.
ELLE : Tu t’es évanouie après que l’autre crétin ait sauté...
VISALA : Sauté ?
ELLE : Un grand maigre musclé, avec des cheveux blancs dégueulasses, cicatrice sur l’oeil ? C’est Jose.
HUSKER : Slayer Jose.
La jeune femme fusilla le barman du regard avant de poursuivre.
ELLE : Il a sauté de l’hélicoptère. C’est comme ça qu’il a atterri sur ta voiture.
HUSKER : Et tu m’as toujours pas dit comment vous avez trouvé un hélicoptère si facilement. A Thalion, en plus.
Elle soupira.
ELLE : Jose m’a toujours pas expliqué non plus.
HUSKER : Slayer Jose.
Jose. Ou Slayer Jose. Je connaissais enfin le nom derrière ce visage que je n’arrivais pas à m’enlever de la tête.
ELLE : Tu commences sérieusement à m’énerver, Husker.
Leur ami choisit ce moment pour intervenir, à mon grand soulagement.
LUI : Tu dois avoir plein de questions, je suppose ? Visala, c’est ça ?
Il prit très justement mon silence confus pour un oui.
LUI : Je suis Flux, et voici Roxane.
HUSKER : Slayer Roxane.
La dénommée Roxane enjamba le bar et menaça Husker d’un poing serré et parsemé de veines prêtes à exploser, forçant ce dernier à faire un pas en arrière, se mettant en position de défense d’un mouvement fluide, comme par réflexe, ce qui me laissait supposer que ce n’était pas la première fois qu’il se trouvait dans cette situation.
HUSKER : Pas le visage, Roxane, pas le visage !
Flux poussa un soupir vaguement ennuyé, comme un parent fatigué de superviser ses jeunes enfants intenables mais néanmoins attendri par leurs jeux innocents, puis poursuivit.
FLUX : Et Husker...
VISALA : Dimzad. Le Premier. J’ai vu le tableau.
Flux secoua la tête d’un air amusé.
FLUX : Evidemment, le tableau. Cette horreur.
HUSKER : Eh !
VISALA : Dimzad. Est-ce que ça veut dire que...
FLUX : Fondateur et sheriff de ce ravissant coupe-gorge, oui. Avec son frère Cavil.
HUSKER : Cavil est le maire. Il a toujours été plus doué que moi pour tout ce qui est officiel.
FLUX : Difficile d’imaginer quoi que ce soit de très officiel dans un endroit comme Dimzad... Mais assez parlé de ça. Comme je le disais, tu dois te demander ce que tu fais ici.
VISALA : Je me souviens de la route... Et de m’être évanouie.
FLUX : Dimzad n’était qu’à quelques minutes de route. La police t’attend à la sortie de la ville pour te reconduire à Thalion. Ils auraient préféré t’accompagner en personne mais...
Husker ricana.
HUSKER : Jamais une voiture de police n’a osé entrer dans ma ville.
Je commençais à m’inquiéter.
VISALA : Ils m’attendent ?
Flux sembla réaliser qu’il avait mal formulé sa phrase.
FLUX : Oh. Non, rassure-toi. Tu n’auras pas de problème avec la loi. C'est le gérant de la station qu'il a braquée qui a prévenu la police que tu étais retenue en otage. Ils auraient dû te raccompagner immédiatement en territoire Impérial, mais Cavil a utilisé ses talents diplomatiques pour les convaincre de te laisser passer la nuit à Dimzad, le temps de récupérer.
Il regarda sa montre -- c’était une pièce magnifique, en cuivre travaillé à la main, comme je n’en avais jamais vue auparavant.
FLUX : D’ailleurs ils doivent commencer à s’impatienter. Il est peut-être temps d’y aller.
HUSKER : Quoi ? Vous pouvez pas déjà partir ! Vous devez bien manger quelque chose avant de reprendre la route !
FLUX : Et tu sais ce que je pense de la nourriture ici, Husker...
HUSKER : Je cuisinerai moi-même !
FLUX : Raison de plus.
ROXANE : Husker a raison, on ne peut pas partir sans Jose.
HUSKER : Slayer...
Roxane fit exploser sa bouteille contre le bar, nous aspergeant tous de liqueur de blé du Jian-Song, ce qui eût pour effet d’interrompre Husker.
La jeune femme se leva et commença à s’éloigner.
ROXANE : Je vais faire le tour du bar et attendre qu’un ivrogne me mette une main au cul pour avoir une raison de lui casser les jambes.
Husker attendit quelques instants avant de se tourner vers Flux pour lui parler à voix basse.
HUSKER : C'est quoi son problème, pourquoi elle fait encore la gueule ?
FLUX : La mission était trop simple. Elle pense que ça cache quelque chose.
HUSKER : Parano.
FLUX : Elle n'a pas tout à fait tort, c'est étonnant qu'un directeur de prison fasse appel à nous pour rattraper un détenu plutôt que d'envoyer la police.
HUSKER : Le gars a laissé échapper un prisonnier, il veut pas que ça se sache, il veut étouffer l'affaire, aussi simple que ça !
Flux ricana doucement.
FLUX : Exactement ce qu'a dit Jose...
HUSKER : Slayer Jose.

Morte de curiosité, je coupai la parole à Flux, impatiente de comprendre enfin ce dont les deux inconnus parlaient.
VISALA : Slayer ?
FLUX : Bigot...
Husker exulta de joie.
HUSKER : Laisse-moi te raconter l’histoire des Slayers de Dimzad !
Flux finit son thé d’une traite.
FLUX : Il attend ce moment depuis que tu as passé les portes de la ville.
HUSKER : C’était une chaude matinée d’Auron à Dimzad City...
Husker ne finit jamais son histoire, car c’est à cet instant précis que l’homme fit son apparition.
Il s’installa à côté de moi, sur le tabouret que Roxane avait abandonné quelques secondes plus tôt. Il passa un bras autour de mes épaules et me sourit de toutes ses dents, comme lors de notre première rencontre. Son visage était toujours tâché de sang, et il n’avait même pas pris la peine de finir de retirer les morceaux de verre cassé qui s’étaient plantés dedans.
JOSE : Bien dormi ?
Il frappa le bar d’un poing qui ridiculisait celui de Roxane par comparaison.
JOSE : Husker, mon habituel.
HUSKER : Je te l’ai déjà dit, mec, tu peux pas me dire ça et t’attendre à ce que je devine ce que tu veux boire...
Jose lança à Husker un regard qui avait vraisemblablement pour but de glacer le sang de chaque individu dans un rayon de trente mètres.
JOSE : Mon. Habituel.
Husker soupira et attrapa une bouteille au hasard derrière lui avant d’en servir un verre qu’il posa devant Jose. Celui-ci se détendit et vida le verre d’une traite. Il se tourna à nouveau vers moi.
JOSE : J’espère que Flux ne t’a pas donné envie de te suicider avec sa voix d’Orc.
Flux soupira et se leva.
FLUX : Content de te voir aussi, Jose. Visala, ce fut un plaisir, je vais voir si Roxane a besoin de moi pour... peu importe ce qu’elle fait. Hurle si tu as besoin d’aide.
Il s’inclina légèrement et se retira, ce qui sembla emplir Jose de joie.
JOSE : Bon. On n’a pas beaucoup de temps, alors qu’est-ce que tu veux voir en premier ? La prison ? Les mines de sel ? J’espère que l’odeur des Gobelins te dérange pas trop.
Je ne m’étais clairement pas attendue à ce genre de conversation. A vrai dire, je ne savais absolument pas à quoi je m’étais attendue. Je n’étais même pas encore tout à fait sûre de m’être réveillée. Tout était si étrange, surréaliste...
J’étais à plusieurs centaines de kilomètres de chez moi, avec un groupe de personnes que je n’avais jamais vues auparavant, et on me demandait maintenant quel site touristique je voulais visiter avant de quitter la ville.
De toute ma vie, jamais je n’avais été moins sûre de quoi que ce soit.
Heureusement, Jose avait déjà pris la décision pour moi. Il m’attrapa par la main et m’entraîna vers la sortie.
HUSKER : Jose, Roxane va gueuler.
Un regard nous apprit que Roxane était assez occupée pour le moment avec un pauvre homme qui avait dû avoir les mains un peu trop baladeuses pour s’intéresser à ce que faisait Jose.
Ce dernier laissa échapper un bref éclat de rire et reprit sa course, manquant de m’arracher le bras.
JOSE : A plus tard, Husker !

A suivre...