Episode 3

J’aurais dû avoir peur. Très peur. De toute ma vie, jamais je n’avais eu autant de raisons de m'inquiéter. Même la nuit que j’avais passée sur la route avec un pistolet collé à ma tempe ne m’avait pas préparée à ce moment. Et pourtant, je m’étais rarement sentie aussi rassurée. Et cette simple réalisation faisait surement de moi la personne la plus heureuse au monde.
Assise dans le cockpit, je sentais les montagnes passer à quelques centimètres de mes oreilles dans un sifflement que même le moteur de l’hélicoptère ne parvenait pas à masquer. Les yeux fermés, je les imaginais me frôler assez vite pour m’en faire tourner la tête.
Jose était là, à côté de moi, et je savais qu’il me parlait. Comme dans mon rêve, je n’entendais pas sa voix, mais ça n’avait aucune importance. J’avais déjà confiance, et je n’avais pas besoin de savoir ce qu’il avait à dire pour cela.
Le vrombissement commença bientôt à ralentir, et nous nous arrêtâmes dans une secousse et le grincement désagréable du métal froissé contre la pierre.
JOSE : Juste une égratignure, c’est rien. Même pas mon hélicoptère de toute façon.
Le bruit de ses pas se rapprocha de moi et une main prit la mienne. Je me laissai guider hors de la cabine et sur le sol rocailleux sur une distance de dix mètres tout au plus.
Le vent soufflait encore plus fort que dans le cockpit et je n'entendais aucun autre son à l’exception des quelques indications que me donnait Jose pour me diriger. Il dégagea d’un coup de pied le bloc de pierre qu’il venait de me faire enjamber et lâcha ma main, m’attrapant à la place par les épaules et serrant assez fort pour m’empêcher de dévier ne serait-ce que d’un centimètre de ma trajectoire. Après une dizaine de pas prudents, il m’arrêta et attendit un instant avant de desserrer son étreinte.
JOSE : Tu peux ouvrir les yeux maintenant.
Je me rappellerai de ce moment jusqu’à la fin de mes jours. L’instant précis où je contemplai pour la première fois le monde entier d’un seul regard. L’espace d’une fraction de seconde, j’oubliai tout ce que j’avais jamais vu, entendu, vécu, de mes parents à Liz, l’université, le Réseau Postal Odysséen, le monorail, Luke, Roxane et Flux. Il n’y avait plus que Jose et moi, au sommet du monde.
VISALA : Est-ce que c’est...
JOSE : Yep.
J’avais si souvent rêvé de cet endroit. Il était difficile de croire que je m’y tenais à présent. Je frissonnai de joie et laissai le vent brûlant et sableux me caresser le visage. Jose aurait pu me pousser à tout moment, mais la méfiance avec laquelle j’avais l’habitude d’appréhender les inconnus comme mes proches n’existait plus ici. J’avais le sentiment de le connaître depuis toujours, et je n’aurais confié ma vie à personne d’autre sur la planète.
Je fis un pas de plus en avant et m’arrêtai au bord du vide, en équilibre sur la pointe de pierre à peine assez large pour m’y tenir seule, et qui avait donné son nom au mont le plus haut du monde : la Chute du Mort.
JOSE : Il parait que ça s’appelle comme ça parce que tu serais morte avant de toucher le sol si tu tombais. Alors fais attention quand même.
Je me tournai vers lui et lui adressai un sourire plus sincère encore que j’en avais conscience.
VISALA : Merci.

VISALA : Roxane va vraiment nous en vouloir...
JOSE : Mais nan, t’inquiète.
Bien qu’intriguée par ces fameuses mines de sel que Jose voulait tant me faire visiter, je ne voulais pas attirer à qui que ce soit plus d’ennuis que nécessaire. Un regard à ma montre m’apprit que nous étions déjà partis depuis plus de trois heures, et je me rappelai alors des policiers Odysséens qui m’attendaient à la sortie de Dimzad, et qui seraient probablement plus furieux encore que Roxane d’attendre si longtemps.
VISALA : Husker avait l’air de penser pareil.
JOSE : Husker est le plus stupide des deux frères. Oh, tu connais même pas encore Cavil ! Après ça on ira lui rendre visite.
J’abandonnai. Jose n’était pas du genre à se laisser convaincre facilement. Premièrement, il n’écoutait que la moitié de votre argument. Puis il le déformait dans sa tête avant de n’en comprendre plus qu’une partie. Enfin, il décidait de complètement l’ignorer et généralement de changer de sujet.
JOSE : C’est quoi ton type d’arme à feu préféré ?
VISALA : Pardon ?
JOSE : J’aime bien les triple-canons de Deriell. Un Odysséen, Deriell, tu savais ça ? Ils font de bonnes armes ces gars-là. Mais ça vaudra jamais ce bébé...
Il sortit de la poche intérieure de son long manteau marron un revolver massif que j’étais surprise de ne pas avoir remarqué plus tôt tant il était peu discret, et me l’enfonça entre les mains. Je restai figée de peur de tirer par accident, me demandant quel genre d’impact une balle de ce calibre ferait sur un hélicoptère de cette taille, et si celui-ci serait encore en état de voler après cela.
JOSE : Pas mal, hein ? De la fabrication artisanale Meastienne. Ce qui se fait de mieux. Tu peux pas rater ta cible avec ça. J’ai déjà essayé. Pas possible.
Il dût remarquer mon air perplexe, car il éclata d’un rire bref avant de récupérer son arme et de la ranger à sa place.
JOSE : Impressionnant hein ? Pas le genre de flingue que vous utilisez à Thalion pas vrai ?
VISALA : Jose, je n’ai jamais utilisé d’arme à feu...
L’hélicoptère perdit un peu d’altitude alors que le regard de son pilote restait rivé sur moi pendant quelques instants. Il devait s’attendre à ce que j’éclate de rire d’une seconde à l’autre, satisfaite de ma blague, et je finis par réaliser qu’il était prêt à attendre assez longtemps pour nous tuer tous les deux.
VISALA : Jose, tu devrais peut-être... regarder... on risque de s’écraser...
Il jeta un oeil devant lui et sembla se souvenir de la raison pour laquelle il avait un levier de commandes entre les mains. Il redressa l’appareil d’un mouvement brusque et nonchalant.
JOSE : Oh, non, t’inquiète, je fais ça tout le temps. Je pense à trop de choses en même temps et j’oublie que je pilote. Pour ça que des fois je laisse faire Flux. Il est pas aussi doué que moi mais ça lui fait plaisir.
VISALA : Ca m’a l’air prudent...
JOSE : Accroche-toi, on arrive.
Je voulus poser une question mais les deux minutes de secousses qui suivirent m’en empêchèrent. Cette peur que je n’avais pas éprouvée lors de notre premier trajet se fit ressentir plus intensément que jamais, et je commençai à me demander si Jose ne m’avait pas forcée à garder les yeux fermés auparavant plus à cause de ses difficultés à manoeuvrer l’appareil que pour l’effet de surprise.
A nouveau, le bruit désagréable du métal froissé. Le sol se rapprochait à une vitesse particulièrement alarmante et je finis par décider que ce moment serait surement plus supportable si j’avais le visage enfoui entre mes mains.
Les mauvais souvenirs de la veille me rattrapèrent en flash. La fatigue, l’accident... Jose qui traversait le pare-brise.
Je souris.
Le calme revint. J’attendis quelques secondes avant de relever la tête.
VISALA : On a atterri ?
Jose ricana.
JOSE : Plus ou moins. J’ai surtout laissé la machine se poser. Je t’ai peut-être pas dit, je suis pas très doué pour atterrir. Pour ça que des fois je laisse Flux...
VISALA : "Pas très doué" ? Ca s’est très bien passé tout à l’heure, au sommet !
Jose réfléchit un instant et afficha un sourire satisfait.
JOSE : Ouais, c’est vrai que j’ai pas mal géré. Quand je vais dire ça à Roxane... Tu lui diras que c’est vrai, hein ?
Je me hissai hors de l’appareil, aussi surprise qu’enchantée d’être vivante, et fis quelques pas sur la terre ferme, les jambes lourdes. Même si je craignais l’état dans lequel je trouverais l’hélicoptère si je risquais un regard à ce moment précis, je me forçai à évaluer les dégâts.
J’avais eu raison d‘avoir peur.
VISALA : Jose, comment est-ce qu’on va rentrer à Dimzad sans hélice ?
Comme pour répondre à ma question, le moteur prit alors feu. Jose posa une main sur mon épaule et m’attira à l’écart. Je voulus jeter un dernier regard en arrière, mais il m’en empêcha.
JOSE : Non, ne regarde jamais une explosion. C’est dangereux. Et c’est plus marrant de faire comme si tu t’en foutais complètement. Tiens, mets ça.
Il sortit de sa poche une paire de lunettes de soleil en forme d’étoiles qu’il posa sur mon nez.
JOSE : Encore mieux avec ça.
Je me demandai brièvement s’il ne se moquait pas de moi mais finis par déduire que le second degré ne faisait probablement pas partie du répertoire de Jose.
Marchant dans la direction opposée, j’attendis l’explosion avec appréhension mais n’entendis toujours rien après quelques secondes. Cela semblait perturber Jose autant que moi puisqu’il poussa un soupire et dégaina son arme, tirant à plusieurs reprises sur l’hélicoptère en feu, m’empêchant toujours d’une main de tourner la tête.
La vague de chaleur et l’impression que le monde entier venait de me tomber sur le crâne m’indiqua que le moteur avait finalement cédé.
L’air ravi de Jose alors qu’il me criait quelque chose qu’à nouveau je n’entendais pas, temporairement assourdie, me le confirma.
Nous étions perdus au milieu du désert, sans moyen de transport, je n’étais pas tout à fait sûre que mes oreilles ne saignaient pas, et la police m’attendait pour me raccompagner chez moi à l’autre bout du continent.
J’avais beaucoup de mal à comprendre pourquoi j’étais si heureuse.

JOSE : On y est presque.
L’odeur particulière du sel du désert se faisait de plus en plus forte, et il me semblait apercevoir au loin ce qui pouvait être l’entrée d’une mine.
VISALA : Tout à l’heure, dans l’hélicoptère, tu as dit... Meast ?
JOSE : C’est un pays.
VISALA : Je sais. Je ne savais juste pas que tu venais de là-bas.
JOSE : Oh. Ouais, moi et Roxane. Et Flux, aussi.
VISALA : Vous venez tous de Meast ?
Le cliquetis d’une arme à feu dans notre dos empêcha Jose de me répondre. Nous nous tournâmes d’un bond pour faire face à trois hommes armés assez lourdement pour dissuader Jose de lever son revolver, ce qui m’étonna néanmoins, jusqu’au moment où je remarquai que l’un d’entre eux, celui du milieu, apparemment le meneur du groupe, visait ma tempe.
LUI : Y a-t-il autre chose que tu aurais négligé de préciser à cette jeune femme, Jose ?
Si ses deux gardes du corps, ou peu importe ce qu’ils étaient, semblaient devoir leur poste plus à leur physique carré et aux cicatrices que leurs crânes chauves collectionnaient, leur meneur était quant à lui de toute évidence plus à l’aise derrière un bureau qu’avec son arme, que son bras maigre ne pourrait surement pas tenir bien longtemps sans se mettre à trembler.
Presque aussi grand que Jose, et un peu plus mince, il devait avoir le même âge à peu près, même si les années l’avaient moins épargné, et les cernes qui s’étaient à jamais imprimées sous ses yeux trahissaient une fatigue que j’imaginais mal tourner à notre avantage.
Un peu perturbée par tant d’agitation, je n’avais pas tout de suite remarqué le détail qui me paraissait pourtant le plus important : si les trois hommes étaient vêtus du même manteau brun, ordinaire et tâché par le temps, la fine cuirasse couleur bronze qu’ils portaient en-dessous dénonçaient de façon assez évidente leur origine, et mes soupçons furent confirmés lorsque je réalisai que le revolver qui menaçait de me décapiter était une copie conforme de celui de Jose.
JOSE : Tu es conscient que je peux vous tuer tous les trois, Glass, pas vrai ?
Le dénommé Glass faillit sourire mais ne sembla finalement pas en voir l’intérêt et se retint.
GLASS : Pense à ta nouvelle amie, Jose. Tu sais que ma gâchette a de bons réflexes...
Jose fronça les sourcils. Pour la première fois, je vis son sourire disparaître pour faire place à la même colère que j’avais déjà aperçue dans les yeux de Roxane.
Peut-être était-ce l’habitude, ou cette fatigue qui avait manifestement pris le dessus chez lui, mais Glass ne céda pas à la peur, contrairement à ce qu’aurait probablement fait n’importe qui d’autre à sa place, moi la première, face au regard noir qui lui était adressé.
Prenant soin de ne pas perdre Jose de vue, Glass se tourna vers moi.
GLASS : Qu’en pensez-vous, jeune Fisher ? Sortiriez-vous vivante de cette fusillade ? Est-ce que vous avez assez confiance en cet homme pour le laisser jouer avec votre vie ?
Je voulus répondre mais ne parvins qu’à bégayer ce qui ne serait probablement pas devenu une phrase cohérente de toute façon.
GLASS : Pourquoi est-ce que tu crois que j’ai attendu que vous soyez seuls pour te suivre, Jose ? Sans Roxane pour couvrir tes arrières. Juste cette pauvre jeune femme, piégée dans une histoire qui ne la concerne pas. Et je sais que tu ne laisseras aucun mal lui arriver.
JOSE : Tu ne la tueras pas, Glass. Elle est innocente, et les flics ne tuent pas les innocents. Même les flics aussi minables que toi.
Glass dût apercevoir du coin de l’oeil ma réaction car il sauta sur l’occasion si vite que Jose resta bouche bée, bien que prêt à poursuivre.
GLASS : Vous semblez surprise, mademoiselle Fisher. Jose ne vous a donc pas parlé de ses nombreuses altercations avec la loi ?
JOSE : Si tu crois que je parle de toi à tout le monde tu vas être déçu, vieux... Même moi ce matin en me levant je t’avais complètement oublié.
GLASS : Et pourtant, je suis bien là.
Son doigt se resserra sur la détente. Il défiait Jose d’un regard de plus en plus noir.
GLASS : Et tu n’as toujours pas levé ton arme.
Jose grogna et jeta son pistolet à ses pieds. Un des agents de Glass le ramassa prudemment alors que le deuxième menottait son prisonnier.
JOSE : Prends-en soin parce que j’y tiens.
A la place du sourire victorieux auquel je m’étais attendue, le vieil homme n’exhibait que les signes d’un soulagement évident, comme quelqu’un qui descend d’un avion après un vol de plusieurs heures quelques rangées derrière une entière colonie de vacances déchaînée.
GLASS : Allons-y, nous avons beaucoup de route jusqu’à Meast.
JOSE : Quoi, vous allez la laisser là ? Au milieu du désert ? Vous devez au moins la reconduire à Dimzad !
Glass faillit éclater de rire.
GLASS : Dimzad ? Me penses-tu vraiment assez stupide pour m’approcher de la forteresse de tes truands d’amis alors que j’ai enfin réussi à te capturer ?
Il redevint sérieux en se tournant vers moi.
GLASS : Je suis très sincèrement navré que vous ayez été mêlée à tout cela, jeune Fisher. Ce n’était pas mon intention. Je suis persuadé que les mineurs sauront vous indiquer le chemin de Dimzad, où les forces Odysséennes vous attendent toujours.
Sans un mot de plus, il fit demi-tour, suivi de ses deux hommes et de Jose, malgré les protestations de ce dernier, qui se transformèrent bientôt en hurlements alors qu’il s’éloignait de moi.
JOSE : Je reviendrai te chercher Visala ! Je ne te laisserai pas tomber !
Je restai plantée au milieu du Désert des Ombres plusieurs minutes, à quelques centaines de kilomètres de chez moi, seule et complètement perdue.
Le soleil était à présent haut dans le ciel et je devais me dépêcher de retrouver ma route si je voulais éviter la nuit.
Mais c'est là qu'était mon problème : ma route menait-elle à Thalion, ou à Dimzad ?

A suivre...