Episode 5

Je refermai la porte derrière moi et poussai un grand soupire. Jamais mon appartement ne m’avait paru si inaccueillant. J’avais l’impression d’être perdue en terre inconnue. Je me dirigeai d’un pas traînant vers mon canapé et me laissai tomber dessus, dans la pénombre, le regard fixé sur le vide qui m’entourait.
«Ta famille doit s’inquiéter pour toi». C’était la dernière chose qu’avait dit Roxane avant de partir. C’était la raison pour laquelle j’étais censée abandonner Jose, faire comme si ces quelques jours n’avaient jamais existé.
Je regardai autour de moi. Personne. Je n’étais même pas sure que mes parents avaient été prévenus de ce qui m’était arrivé. J’espérais que non. Je ne voyais aucune raison de les inquiéter. Tout allait bien, maintenant.
Tout allait bien. C’est ce que je me répétais à voix basse quand je m’endormis au milieu de la nuit dans le confort inhospitalier de mon salon.
Si seulement j’avais pu y croire...

La lumière aveuglante du jour me réveilla en sursaut. Liz ouvrit un à un tous les rideaux de la pièce, me laissant juste le temps d’émerger, avant de venir me serrer brièvement dans ses bras.
LIZ : Pourquoi j’apprends par la police que tu es rentrée hier ? J’étais morte d’inquiétude, Visala ! Tu aurais pu au moins me laisser un message.
Elle soupira et m’adressa un sourire soulagé.
LIZ : Ca va ?
Je lui lançai un vague regard mais ne trouvai rien à répondre. Plus le temps passait, plus je réalisais que tout était fini. Que ma vie allait reprendre son cours, là où elle s’était arrêtée trois jours plus tôt. Et plus cette pensée devenait claire dans ma tête, plus j’avais envie de m’enfuir en courant et de ne jamais revenir.
J’en arrivai à me demander si tout cela n’avait pas été qu’un rêve. Puis je fermai les yeux, espérant que le cauchemar avait en réalité commencé au moment où j’étais montée dans la voiture de police à la sortie de Dimzad.
Mais j’étais toujours là, dans mon studio Thalionnais, assise sur mon canapé branlant, et Liz attendait toujours une réponse.
Elle finit par comprendre qu’elle n’en obtiendrait aucune.
Elle alluma la machine à café, sortit deux tasses, et vint s’asseoir à côté de moi. Elle posa une main sur ma joue et me força à la regarder dans les yeux. Je vis dans les siens qu’elle s’inquiétait véritablement pour moi. Pas à cause de ce qui m’était arrivé à Dimzad, mais de ce que j’y avais laissé.
Je posai ma tête sur son épaule et pris une grande inspiration, consciente de ce qu’elle s’apprêtait à me demander.
LIZ : Raconte-moi.

Je lui relatai les faits dans les moindres détails, n’hésitant pas à passer plusieurs minutes sur des descriptions que Liz trouvait probablement inutiles ou superflues. Je lui dépeignis aussi précisément que possible le visage de Jose, la vue depuis la fenêtre de la chambre de Husker, loin au-dessus des toits de Dimzad, le coucher du soleil sur le Désert des Ombres, la nuit sous les étoiles au coin du feu de camp avec Glizz... Je m’arrêtai même dans mon récit pour lui dessiner de mémoire sur un morceau de papier ce que j’avais aperçu du tatouage de Roxane. Chaque seconde de l’histoire avait son importance, et je n’avais toujours pas fini deux heures plus tard. Tout ce temps, Liz m’écouta en silence, buvant mes paroles, son regard plongé dans le mien, penchée en avant, fascinée par mon aventure aux allures de fable. Jamais je n’avais réussi à la garder attentive à ce que je disais aussi longtemps. Liz était captivée comme elle ne l’avait jamais été. Et la vérité, c’est que je l’étais encore plus. Je ne pouvais plus m’arrêter, j’étais hypnotisée par mes propres mots, et chaque fragment de l'épopée me donnait l’espace d’une fraction de seconde la précieuse impression de la vivre à nouveau. Je me surpris même à plusieurs reprises à fermer les yeux, dégustant mes souvenirs au fur et à mesure qu’ils entraient dans la danse.
Tout était si frais dans ma mémoire, et pourtant déjà si lointain. J’avais le sentiment d’être revenue des mois plus tôt, et songer ne serait-ce qu’aux quelques jours à venir m’effrayait plus que tout. Et si je finissais par oublier ? Combien de temps serais-je encore capable de revoir le sourire de Jose dans ma tête avant qu’il ne devienne plus qu’une silhouette floue ?
Quand je me tus enfin, Liz resta silencieuse quelques instants puis, le regard dans le vide, sembla répondre à ma question, comme si elle avait pu lire dans mes pensées.
LIZ : Merde, Visala... Tu devrais écrire ça dans un journal...
Je ris doucement, réalisant vite qu’elle était tout à fait sérieuse.
Elle resta encore pensive quelques secondes, puis se leva d’un bond, me faisant sursauter.
LIZ : Tu dois le retrouver !
Je baissai les yeux, abattue.
VISALA : C’est trop tard. Ca fait trois jours que Glass l’a emmené. Il est surement déjà dans une cellule quelque part à Meast...
Liz frappa la table basse d’un poing passionné.
LIZ : Alors va à Meast !
VISALA : Je ne sais même pas par où commencer à chercher.
LIZ : La prison !
VISALA : La prison ?
LIZ : Réfléchis : ces types étaient censés attraper ton fugitif, non ? Mais ils ne travaillaient pas avec la police, ce sont des mercenaires !
VISALA : Pourquoi engager des mercenaires plutôt que la police ?
LIZ : Allons leur demander ! C’est probablement le directeur de la prison qui les a appelés lui-même !
Peinant à me concentrer sur le raisonnement de Liz, je faisais de mon mieux pour organiser toutes les pensées qui se bousculaient dans mon esprit, et la réalité me rappela inévitablement à elle, comme je le craignais depuis que je m’étais assise sur la banquette arrière de la voiture de police à la sortie de Dimzad.
VISALA : Richard !
LIZ : Richard ?
VISALA : Mon patron, je ne l’ai pas encore appelé ! Ni mes parents !
LIZ : Calme-toi, j’ai averti tes parents que tu étais rentrée. Tu devrais peut-être appeler ton boulot par contre.
VISALA : Je dois le prévenir... La camionnette, elle a été détruite.
LIZ : C’est parfait !
Je lui lançai un regard perplexe.
VISALA : Parfait ?
LIZ : Tu peux aller demander à la prison qu’ils te la remboursent ! C’est de leur faute après tout. Si leur sécurité était plus efficace rien de tout ça ne te serait arrivé.
VISALA : Je suis sure que Richard s’est déjà occupé de tout ça. RPO est une grande boîte, ils doivent être bien assurés.
Elle ne semblait pas convaincue. Je soupirai.
VISALA : Je lui demanderai, promis.
Elle me jeta ma veste et attrapa ses clés de voiture.
LIZ : Alors allons-y !

Richard vint vers moi et posa une main amicale sur mon épaule, m’invitant à m’asseoir.
RICHARD : Je suis content de te voir, Visala. Tout va bien ? Tu n’es pas blessée ? La police ne m’a pas dit grand chose...
VISALA : Tout va bien, Richard. Je suis désolée de ne pas être venue plus tôt...
RICHARD : Ne t’en fais pas. Jona et les autres te remplacent, pour le moment. Prends le temps dont tu as besoin.
VISALA : Merci. Je...
Je n’y avais même pas pensé. J’allais devoir revenir au travail à un moment ou à un autre. Je n’étais pas prête. Et je ne savais pas si je le serais un jour. La seule vue du centre ville de Thalion me mettait mal à l’aise, je ne pouvais pas reprendre ma vie aussi simplement. Rien n’avait plus de sens à mes yeux. Tout ce qui avait pendant des années détourné mon attention de ce que mon existence pouvait réellement devenir avait perdu toute emprise sur moi.
Les paroles de Liz résonnait de plus en plus fort dans ma tête, masquant presque la voix de Richard.
Je devais retrouver Jose.
VISALA : Je peux parler au directeur de la prison.
RICHARD : Pardon ?
VISALA : La camionnette. Elle a été détruite dans l’accident. Je peux lui demander de payer les dégâts.
RICHARD : Je ne veux pas te demander ça, tu as déjà assez de...
VISALA : J’insiste.
Je lui lançai un sourire que j’espérais rassurant.
VISALA : Ca ne coûte rien de demander, pas vrai ?

Liz poussa un cri triomphant lorsque je m’assis sur le siège passager et lui indiquai la route de la prison. Celle-ci se trouvait à l’extérieur de Thalion, à quelques centaines de mètres du quartier dans lequel Luke m’avait trouvée.
Nous garâmes la voiture sur le parking visiteur et nous approchâmes du poste de sécurité à l’entrée du complexe.
Le garde nous dévisagea avec suspicion et baissa les yeux vers son registre.
LUI : Je peux vous aider ?
VISALA : J’aimerais m’entretenir avec le directeur.
Il haussa un sourcil, manifestement surpris de ma réponse.
LUI : Vous aviez rendez-vous ?
VISALA : Non, je...
LUI : Désolé, je ne peux pas vous faire entrer sans rendez-vous. Appelez le numéro public et demandez à être reçue. 
Liz fit un pas en avant, déjà énervée par l’attitude de l’agent de sécurité.
LIZ : Pourquoi c’est si difficile d’entrer dans cette prison et si facile d’en sortir ?!
L’homme la fusilla du regard mais ne répondit rien.
VISALA : Laisse tomber, Liz...
Je l’attrapai par le bras et l’entraînai vers la voiture.
LIZ : Tu ne vas quand même pas abandonner si facilement !
J’attendis d’être assez loin du poste de sécurité pour répondre.
VISALA : Non. On ne passera pas ce portail. Mais le directeur sera bien obligé de sortir tôt ou tard...
Elle me sourit et s’installa derrière le volant.

Il n’était que deux heures de l’après-midi et j’avais peur de devoir attendre longtemps avant de voir enfin sortir le directeur, si j’étais même capable de deviner qui il était en l’apercevant. Liz maintenait qu’il suffirait probablement de guetter un petit homme chauve et gras en costume gris. C’était malheureusement ma meilleure option. Alors j’attendis. Plusieurs heures.
Liz, que j’étais toujours aussi stupéfaite d’avoir pu garder silencieuse aussi longtemps le matin même en lui racontant mon voyage à Dimzad, était depuis redevenue elle-même et se chargea seule d’entretenir la conversation pour passer le temps. Je l’écoutais d’une oreille, souriant quand elle pouffait de rire, haussant un sourcil quand elle semblait outrée par ce que telle ou telle personne avait osé lui dire, et me concentrai de manière générale plus sur le type de réaction qu’elle pouvait attendre de moi que sur ses histoires que j’avais surement déjà entendues plusieurs fois.
Le soleil commença bientôt à descendre sur l’horizon, et c’est aux dernières lueurs du jour que je remarquai enfin quelque chose d’intéressant.
Un homme venait de se présenter au poste de sécurité, et le portail de fer s’ouvrit lentement devant lui.
Je restai bouche bée, le regardant entrer dans la cour de la prison et se diriger vers le plus petit bâtiment, qui devait être réservé aux bureaux du personnel, dont le directeur.
Liz l’observait aussi maintenant d’un oeil perçant.
LIZ : Tu penses que c’est lui ?
J’ouvris la bouche mais sursautai avant de pouvoir lui répondre, surprise par un poing qui frappait contre ma vitre.
Mon coeur manqua un battement et je me ruai hors de la voiture, me retenant tout juste de hurler de joie.
VISALA : Roxane ! Flux !
Flux me sourit, mais Roxane semblait plus perplexe que ravie à l’idée de me trouver là.
ROXANE : Qu’est-ce que tu fais ici, Visala ?
Sa voix était froide mais véhiculait plus d’incompréhension que de reproche.
ROXANE : Ce type, qui vient d’entrer, est-ce que c’est...
VISALA : Oui. C’est lui.
Elle se tourna vers la prison, le regard noir de colère.
ROXANE : Bien ce que je pensais...
Sa main se posa sur l’arme qu’elle avait accrochée à sa ceinture et dissimulée sous son t-shirt.
FLUX : Roxane, réfléchis. Ils ne te laisseront jamais entrer comme ça.
ROXANE : Ils ne vont pas avoir le choix. J’ai quelques questions à poser à ces deux crétins.
L’évidence me frappa alors de plein fouet. Je compris soudain ce que Roxane et Flux avaient soupçonné depuis le début. Tout était clair.
VISALA : Voila pourquoi il a engagé des mercenaires plutôt que de laisser la police se charger de retrouver Luke...
ROXANE : «Discrétion, ne pas alerter le public», conneries ! J’en étais sure ! Bigot !
LIZ : Bigot ?
Je me tournai vers Liz, imitée par Roxane qui semblait la remarquer pour la première fois, toutes deux surprises que le sens de «Bigot» lui paraisse si important au milieu de cette histoire.
Flux lui répondit à voix basse, d’un air serviable.
FLUX : Ca veut dire «merde». C’est de l’argot Meastien.
ROXANE : Visala, qu’est-ce que tu fais ?
J'étais déjà à mi-chemin quand je lui répondis.
VISALA : J’entre.
Elle se précipita vers moi, suivie des deux autres, mais ne me retint pas.
Le garde poussa un soupire exaspéré en me voyant arriver.
LUI : Encore vous ? Je vous l’ai déjà dit, si vous...
VISALA : Appelez le directeur, j’ai un message qui peut l’intéresser.
LUI : Le directeur ne reçoit que sur rendez-vous.
VISALA : Ce n’est pas lui que je veux voir. Appelez-le, et dites-lui que Visala Fisher et Slayer Roxane veulent parler à Monsieur Glass.

A suivre...